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Poets of the past


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06 L'âme de la ville.....

By Verhaeren Emile

16 L’âme de la ville (extraits)
 
….Et par les quais uniformes et mornes,
Et par les ponts et par les rues,
Se bousculent, en leurs cohues,
Sur des écrans de brumes crues,
Des ombres et des ombres.
 
….O les siècles et les siècles sur cette ville,
Grande de son passé
Sans cesse ardent- et traversé,
Comme à cette heure, de fantômes !
O les siècles et les siècles sur elle,
Avec leur vie immense et criminelle
Battant- depuis quels temps ?-
Chaque demeure et chaque pierre
De désirs fous ou de colères carnassières !
 
…Puis l’ébauche, lente à naître, de la cité :
Forces qu’on veut dans le droit seul planter ;
Ongles du peuple et mâchoires de rois ;
Mufles crispés dans l’ombre et souterrains abois
Vers on ne sait quel idéal au fond des nues ;
Tocsins brassant, le soir, des rages inconnues ;
Flambeaux de délivrance et de salut, debout
Dans l’atmosphère énorme où la révolte bout ;
Livres dont les pages, soudain intelligibles,
Brûlent la vérité, comme jadis les Bibles ;
Hommes divins et clairs, tels des monuments d’or
D’où les évènements sortent armés et forts ;
Vouloirs nets et nouveaux, consciences nouvelles
Et l’espoir fou, dans toutes les cervelles,
Malgré les échafauds, malgré les incendies
Et les têtes en sang au bout des poings brandies.
 
Elle a mille ans la ville,
La ville âpre et profonde ;
Et sans cesse, malgré l’assaut des jours
Et des peuples minant son orgueil lourd,
Elle résiste à l’usure du monde.
Quel océan, ses cœurs ! quel orage, ses nerfs !
Quels nœuds de volontés serrés en son mystère !
Victorieuse, elle absorbe la terre,
Vaincue, elle est l’attrait de l’univers ;
Toujours, en son triomphe ou ses défaites,
Elle apparaît géante, et son cri sonne et son nom luit,
Et la clarté que font ses feux d’or dans la nuit
Rayonne au loin, jusqu’aux planètes !
 
O les siècles et les siècles sur elle !
 
….O ce monde de fièvre et d’inlassable essor
Rué, à poumons lourds et haletants,
Vers on ne sait quels buts inquiétants ?
Monde promis pourtant à des lois d’or,
A des lois claires, qu’il ignore encor
Mais qu’il faut, un jour, qu’on exhume,
Une à une, du fond des brumes.
Monde aujourd’hui têtu, tragique et blême
Qui met sa vie et son âme dans l’effort même
Qu’il projette, le jour, la nuit,
A chaque heure, vers l’infini.
 
O les siècles et les siècles sur cette ville !
 
Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.
Il est fumant dans la pensée et la sueur
Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs,
Et la ville l’entend monter du fond des gorges
De ceux qui le portent en eux
Et le veulent crier et sangloter aux cieux.
 
Et de partout on vient vers elle,
Les uns des bourgs et les autres des champs,
Depuis toujours, du fond des loins ;
Et les routes éternelles sont les témoins
De ces marches, à travers temps,
Qui se rythment comme le sang
Et s’avivent, continuelles.
 
….Et qu’importent les maux et les heures démentes,
Et les cuves de vice où la cité fermente,
Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles,
Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté,
Qui soulève vers lui l’humanité
Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.
 
17 Une statue
 
On le croyait fondateur de la ville,
Venu de pays clairs et lointains,
Avec sa crosse entre les mains,
Et, sur son corps, une bure servile.
 
Pour se faire écouter il parlait par miracles,
En des clairières d’or, le soir, dans les forêts,
Où Loge et Thor carraient leurs symboles épais
Et tonnaient leurs oracles.
 
Il était la tristesse et la douceur
Descendue autrefois, à genoux, du calvaire,
Vers les hommes et leur misère
Et vers leur cœur.
 
Il accueillait l’humanité fragile :
Il lui chantait le paradis sans fin
Et l’endormait dans un rêve divin,
Le front posé sur l’évangile.
 
Plus tard, le roi, le juge, et le bourreau
Prirent son verbe et le faussèrent ;
Et les textes autoritaires
Apparurent, tels des glaives, hors du fourreau.
 
Contre la paix qu’il avait inclinée
Vers tous, de son geste clément,
La vie, avec des cris et des sursauts déments,
Brusque et rouge, fut dégainée
 
Mais lui resta le clair apôtre au front vermeil,
Aux yeux remplis de patience et d’indulgence,
Et la pieuse et populaire intelligence
Puisait auprès de lui la force et le conseil.
 
On l’invoquait pour les fièvres et pour les peines,
On le fêtait en mai, au soir tombant,
Et les mères et les vieillards et les enfants
Venaient baigner leurs maux dans l’eau de sa fontaine.
 
Son nom large et sonore d’amour
Marquait la fin des longues litanies
Et des complaintes infinies
Que l’on chantait, depuis toujours.
 
Il se perpétuait près d’un portail roman,
En une image usée et tremblotante,
Qui écoutait, dans la poitrine
Haletante des tours,
Les bourdons lourds clamer au firmament.
 
18 Les cathédrales extraits)
 
…O ces foules, ces foules,
Et la misère et la détresse qui les foulent !
 
Voici les corps usés, voici les cœurs fendus,
Voici les cœurs lamentables des veuves
En qui les larmes pleuvent
Continûment, depuis des ans.
 
O ces foules, ces foules,
Et la misère et la détresse qui les foulent !
 
Voici les mousses et les marins du port
Dont les vagues monstrueuses bercent le sort.
 
O ces foules, ces foules,
Et la misère et la détresse qui les foulent !
 
Voici les travailleurs cassés de peine,
Aux six coups de marteaux des jours de la semaine.
 
O ces foules, ces foules
Et la misère et la détresse qui les foulent !
 
Voici les enfants las de leur sang morne
Et qui mendient et qui s’offrent au coin des bornes.
 
…Pourtant, dès que s’éteignent les grands cierges
Et les lampes veillant le cœur des saintes vierges,
Un deuil d’encens évaporé flotte et s’empreint
Sur les châsses d’argent et les tombeaux d’airain ;
Et les vitraux, peuplés de siècles rassemblés
Devant le Christ- avec leurs papes immobiles
Et leurs martyrs et leurs héros- semblent trembler
Au bruit d’un train lointain qui roule sur la ville.