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2012 02 Le jardin de Monsieur Victor

By Claude Canal

                                    
 
                                          Le jardin de monsieur Victor
  - Encore de vieux livres, ramassés dans les poubelles, à ce que je vois, monsieur Victor ?
  - Je ne peux m’en empêcher ! Chacun ses manies !
  - Vous devez en posséder des milliers ?
  - Vous savez, on ne possède pas les livres. Ce sont eux, qui bien souvent nous possèdent.
  - La solitude ne vous pèse pas ?
  - Pas du tout ! Je ne suis jamais seul ! J’ai mes livres ! Je m’occupe ! Je cultive mon jardin !
  - Vous êtes alors un familier de Voltaire ?
  - J’aurais bien aimé ! Un grand admirateur, assurément !
  - Mon cher bibliophile, je vous souhaite de belles lectures. A une prochaine fois !
  - A la prochaine ! N’oubliez pas ! Si certains de vos livres ne vous intéressent plus ? Pensez à moi !
  Monsieur Victor se dirigea vers l’entrée. La façade était quelconque.
Une maison comme tant d’autres dans ce quartier paisible.
 
  Le seuil franchi, cette impression fondait comme neige au soleil.
Cette demeure s’avérait unique. Impossible d’en trouver une, similaire ! Même ressemblante !
Des murs et des murs de livres !
Monsieur Victor avait savamment orchestré son affaire.
Comme certains égaient leurs murs de papiers à tapisserie, lui, avait quadrillé toutes les parois de son habitation, de rayonnages,  réglés aux dimensions exactes des différents ouvrages.
Pas le moindre pan de cloison, nu.
Des milliers et des milliers de volumes dont il connaissait, de chacun, la place exacte.
  Des romans bien sûr, en écrasante majorité. Mais aussi des essais, des nouvelles.
Des écrits philosophiques côtoyaient goulûment des manuels de cuisine, des ouvrages d’art cherchaient leur nord auprès de précis de géographie, des bandes dessinées tutoyaient des encyclopédies. L’hôte ayant horreur des étiquettes, que l’on colle par commodité, sur le front des auteurs, avait obéi au rangement par format.
Ainsi la barbe fournie de Léon Tolstoï venait chatouiller le sec catalan Ludovic Massé.
 
 
Le regard azuréen de Jean d’Ormesson, plus vif et pétillant que jamais, tentait de dérider le sombre Friedrich Nietzsche perdu dans ses aphorismes. L’aubagnais Marcel Pagnol expliquait dans un anglais, qu’il avait professé, le mystère des sources, au californien John Steinbeck.
Un éclectisme anachronique, à l’origine de débats secrets, aussi animés qu’insolubles.
 
  Quand Monsieur Victor affirmait qu’il n’était jamais seul, il disait vrai. La maison était pour le moins habitée, voire surpeuplée. Combien de locataires ?
Il ne s’était jamais posé la question. La situation évoluait d’un jour à l’autre. Quelques-uns changeaient de place. Certains entraient, tandis que d’autres sortaient.
Une lourde responsabilité que de gérer tout ce petit monde. Il le faisait avec autorité et bienveillance.
 
  Ce goût de lire ? D’où lui venait-il ? A soixante-dix-sept ans, il l’ignorait toujours.
Né à la campagne, dans une famille pauvre, il avait plus ou moins fréquenté l’école.
Très tôt, on le fit participer, contre quelques piécettes, aux travaux des champs.
Comment apprit-il à lire ?  Il ne savait l’analyser avec lucidité.
A chaque fois que la question lui avait été posée, il avait répondu de façon analogue :
  - J’ai  appris à lire, en lisant !
Ce qui faisait peu avancer son questionneur !
 
  Haut comme une petite pile de livres, il lisait tout ce qui lui tombait sous les yeux.
Son coin favori, en cette période, les toilettes.
Personne n’avait l’idée de l’y chercher. Percées par un clou planté dans le mur, des bandes de journaux quotidiens, étaient utilisées pour se refaire une propreté. Il s’installait et lisait.
Des extraits d’articles de politique, des bribes de compte-rendus sportifs, des avis
mortuaires…
  Dans les maisons paysannes, où on le faisait parfois entrer, pour se réchauffer d’un vin chaud, pas l’ombre d’un ouvrage. Il rêvait d’avoir  un livre bien à lui.
Il osa, un jour, demander à son père, si avec l’une de ces petites pièces qu’il venait de gagner, en travaillant durement, toute la journée dans la terre, il pouvait réaliser son rêve.
 
 
 
Il se heurta à une incompréhension totale. Un refus, bien sûr. Mais un rejet sans méchanceté
Aucune. Analphabète, celui-ci ne voyait strictement pas l’utilité, d’acquérir l’un de ces paquets
de feuilles de papier, remplies de chiures de mouches. Un plantoir, une bêche, une fourche, d’accord ! Mais un livre ?
La mère était malade. Il fallait contenter les bouches à nourrir de la maisonnée.
Ce désir le taraudait. Il y pensait en s’endormant. L’idée était toujours présente à son réveil.
 
  Prenant son courage à deux mains et il en fallait pour effectuer cette démarche, il alla frapper
à la porte du maître d’école. N’y venant que rarement, il s’attendait logiquement, à une fin de non recevoir. Il se trompait abondamment.
Sous une apparence bourrue, monsieur Cortade aimait profondément les enfants. Exigeait
beaucoup d’eux. Mais connaissait parfaitement la situation de chacun et savait adapter son
attitude en conséquence.
  - Excusez-moi de vous déranger, monsieur, mais je voudrais avoir un livre. Oh ! pas un livre
à moi. Je le lis. Je le rends !
  La démarche de ce petit bouseux, l’émut aux larmes. Il se reprit et demanda :
  - Mais tu sais lire ?
  - Oui, monsieur.
  - Et comment as-tu appris ?
  - Je ne sais pas monsieur. J’ai appris à lire en lisant.
- Alors celle-là, tu me la copieras ! J’ai des élèves tous les jours dans cette classe, qui
m’épuisent, tant ils résistent au moindre apprentissage et toi qui du matin au soir t’escrimes
dans les champs, tu saurais lire ?
  - Oui, monsieur.
  - Mais tu sais lire comment ? Un peu, tu annones, tu déchiffres ?
  - Je lis, monsieur.
  - Alors là,  j’avoue volontiers que tu m’en bouches un coin.
Monsieur Cortade ouvrit l’armoire de la classe et en tira un ouvrage. Un recueil de poésie. Il l’ouvrit au hasard. Plaça le livre bien à plat, sur le bureau, devant Victor.
 
 
 
 
 
- « Milly ou la terre natale – Pourquoi le prononcer ce nom de la patrie ? Dans son brillant
exil, mon cœur en a frémi …   - Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? – Alphonse de Lamartine. »
  Il y eut un long silence que l’enfant rompit :
- C’est beau !
- Mais, tu es incroyable mon petit Victor. Non seulement tu sais lire, en respectant la ponctuation, les groupes de souffle, mais de plus, tu comprends ce que tu lis. Et le comble, tu aimes la poésie ! Je te félicite. Je n’y comprends rien, mais alors rien du tout, mais je suis fier de toi !
  Il venait de recevoir de nouveaux ouvrages pour la bibliothèque de classe. Il en choisit un et y écrivit quelques mots.
  - Tiens petit ! Celui-là je ne te le prête pas. Il est à toi. Quand tu l’auras terminé, reviens, 
je t’en prêterai d’autres. Allez-file !
  Victor rentra à la maison son trésor caché sous sa blouse. Dès qu’il le put, il s’isola et osa
enfin lire le titre de l’ouvrage. « Les trois mousquetaires » d’Alexandre Dumas. Il l’ouvrit et
sur la page de garde, il put lire « A Victor, fier d’Artagnan de la lecture !»
Il passa sa première nuit blanche. Au matin, il était devant le portail de l’école.
  - Alors Victor tu nous reviens ? Tu reprends le chemin de l’école ?
  - Non, monsieur aujourd’hui, je suis loué pour les Arthaud. Vous m’avez dit que je pourrais revenir, quand j’aurai fini le livre !
  - Tu l’as lu dans la nuit ?
  - Oui monsieur.
- Ne bouge pas. J’arrive.
  Il revint avec un nouveau livre. Il faudrait le rendre celui-là. Avant de partir pour les champs, Victor en regarda rapidement la couverture. « Les lettres de mon moulin » d’Alphonse Daudet.
Il le fourra sous sa blouse et partit en courant.
  L’un après l’autre, il écuma tous les livres de la bibliothèque scolaire.
 
 
 
 
 
 
  Victor grandit. Pas de scolarité, pas de diplôme. Pas de diplôme, pas d’emploi autre que
ceux proposés par la terre. Hors, la crise touchait gravement un monde agricole qui n’embauchait plus. Il ne pouvait rester dans le milieu familial comme bouche à nourrir.
Monsieur Cortade conscient de sa situation, rédigea une lettre de recommandation pour le patron de la plus ancienne librairie de la ville, qu’il comptait parmi ses amis.
 
  Le jeune homme fut embauché comme magasinier.
Il déballait les ouvrages. Faisait office de commissionnaire,  apportant des volumes en
commande à de fidèles clients. Il  logeait dans l’arrière boutique. Son maigre salaire ne lui permettant pas de louer la moindre petite chambre. Il devint par la même occasion gardien de
nuit.
   Il avait voulu des livres, il était servi. De sept heures le matin à dix-neuf heures le soir, il accomplissait sans rechigner toutes les tâches qu’on lui confiait. A midi, il déjeunait sur place
avec tous les employés. A la fermeture du soir, monsieur Coste conscient d’avoir embauché
un vaillant parmi les vaillants, l’emmenait dîner dans le superbe appartement qu’il occupait au deuxième étage de la même bâtisse. Puis, il redescendait avec l’immense bonheur de plonger dans cet univers de livres.
 
  Dans les premiers temps, tant d’ouvrages l’appelaient qu’il se retrouva ballotté dans tous les
sens. Petit mousse peu amariné, dans un canot chahuté par la houle.
Il apprit à les connaître et sans les dompter, parvint à faire valoir son libre choix.
Dans les deux années qui suivirent, sans prétendre avoir lu tous les recueils, il prit le dessus
sur cette masse mouvante.
S’il ne connaissait pas intimement chaque livre, il connaissait toutes les familles, arrivait à tisser les bons liens de parenté.
  Le jeune homme avait surpris son patron.
Lorsqu’un vendeur se trouvait embarrassé par un client, demandeur d’un ouvrage, si rarement vendu, que le professionnel en ignorait jusqu’à son existence, Victor intervenait. Il faisait coulisser l’échelle sur son rail et allait dénicher le livre, tout en haut des rayonnages
 
 
 
 
bien tranquille, endormi dans son coin. D’autrefois, à des hésitations, il tranchait, apportant une réponse immédiate. Il connaissait parfaitement sa boutique.
  Il excellait dans les parutions. Les nombreux éditeurs, envoyaient quotidiennement, aux
Libraires, des ouvrages qui ne seraient mis sur le marché que dans les mois à venir. Comme il
était chargé d’ouvrir les cartons, systématiquement, la nuit, il s’offrait leur lecture.
Au dîner, rituellement, monsieur Coste interrogeait son magasinier sur les livres à paraître.
Non seulement Victor était capable de donner son opinion, mais de plus, il était apte à
en parler avec un avis de libraire.
  Tel auteur, pilier de telle maison d’édition, proposait son énième ouvrage. Il faudrait en commander en quantité, car les clients le demanderaient, se basant sur sa réputation ou dans le souci de compléter une suite. En fait,  il s’agissait visiblement d’une commande, que l’auteur avait honorée, en omettant d’y adjoindre envie et talent. Par contre, chez tel autre éditeur, plus modeste mais plus téméraire, un auteur nouveau venait de produire une pépite. Il faudrait pousser les habitués à le découvrir, en survendant le livre, en le mettant en valeur sur
les présentoirs.
 
  Très rapidement, Victor devint le conseiller référent de la librairie et fut chargé d’établir le carnet de commandes. Essentiel. Indispensable. Les lecteurs assidus venaient échanger leur point de vue avec lui. D’autres attendaient qu’il soit libre, faisant mine de feuilleter des
ouvrages, alors que des vendeurs disponibles se trouvaient à côté d’eux.  Chacun voulait être conseillé et servi par monsieur Victor.
Après quelques années de gestionnaire, conseiller, il fut en mesure d’acheter une maison avec
jardin aux abords de la ville. Il dépiautait toujours les envois d’éditeurs, marqués du tampon
« spécimen », avec la même frénésie. Etant interdits à la vente, le patron lui donna
l’autorisation de les conserver. Il continuait à lire beaucoup.
 
  Il lisait vite. S’en était aperçu, très tôt. Il avait cette faculté d’avaler les ouvrages en un rien de temps. Un don, qu’il avait inconsciemment, sans doute bonifié, au fil de ses innombrables lectures. Il s’en voulait d’ailleurs. Cette vitesse de lecture écourtait forcément son plaisir.  
 
 
 
 
 
 
  Outre cet appétit qui lui permettait de dévorer comme personne, tout ce qui était lisible, il était doté d’une mémoire éléphantesque. Il n’oubliait rien de ce qu’il avait lu.
   Lentement mais sûrement, sa propre maison s’était transformée en une librairie privée.
Aux personnes qui le questionnaient sur ses facilités à lire autant, sur son aptitude à se rappeler tel détail, de tel livre, il répondait simplement : « je les aime ! »
  Sa vie professionnelle s’écoula comme la lecture d’un livre. La sensation d’avoir lu un instant. A peine avait-il passé l’incipit qu’il se retrouvait en quatrième de couverture.
Il vécut son départ avec simplicité. Sans regret, ni amertume.
 
  Sa demeure l’attendait. Il quittait la maison du livre pour s’installer dans sa maison de livres.
Avec le temps, les parois s’étaient intégralement recouvertes. Il avait même pu s’offrir le luxe d’opérer des choix. De ne conserver que les livres qu’il aimait ou qui l’intéressaient. Ceux qui ne le satisfaisaient pas repartaient dans des cartons.
  Impensable de jeter le moindre livre. Un acte au-dessus de ses forces. Il n’aurait jamais pu.
En faire don ? S’il trouvait ces ouvrages sans intérêt, en les offrant, il proposait un cadeau empoisonné. Alors, que faire ? Ce questionnement revenait de façon récurrente quand il
croisait ces cartons. Cette problématique le taraudait au point de le perturber dans ses lectures.
  Derrières la maison, à l’abri des regards, se trouvait le jardin.
A l’acquisition de la maison, il s’était totalement désintéressé d e cet espace. Chaque matin, il
Tombait sur cette terre redevenue sauvage. Une friche hideuse. Rapidement, elle lui fit éprouver un sentiment de culpabilité.
 
  Il décida donc de se mettre à l’ouvrage et nettoya cet espace.
Il trouva vite un équilibre entre l’activité physique fournie pour le débroussaillage et ses
lectures permanentes. L’une sollicitait son corps. L’autre son cerveau.
 
  Dans son élan, il s’initia au jardinage. Revenant à une activité qu’il avait exercée par
Obligation, étant jeune, il n’eut aucun mal à réussir. Très vite, son potager lui apporta quotidiennement, des légumes colorés et goûteux.
 
 
 
 
  Sans l’avoir prémédité, il se retrouvait avec les deux nourritures qui lui étaient essentielles.
Au jardin, il trouvait de quoi satisfaire les appétits du corps, dans les étagères les faims de
l’esprit.
Ces livres remisés dans les cartons continuaient à perturber sa tranquillité intérieure. Il savait
qu’il ne les jetterait pas et qu’il ne les donnerait pas. Il lui fallait trouver une solution pour retrouver la paix.
  C’est courbé sur un sillon, que l’idée lui vint. Une idée folle. Totalement loufoque. Pour
l’homme de mots qu’il était, une solution logique. Imparable.
Pendant quelque temps, il courut la campagne, une pioche sur l’épaule. Il était à la recherche d’arbres qui portaient beau. Des solides, des matures, bien équilibrés, bien plantés sur leurs
racines.
  Quand il en choisissait un, il s’approchait et fouillait les alentours à la recherche de rejetons.
Ces pousses incontrôlées, complètement sauvages, ces arbres en devenir. Il piochait large afin
de ne sectionner aucune racine, prélevant un pied chaussé d’une grosse motte de terre. Il les
prenait très jeunes.
  Le jardin était cerné sur les côtés et au fond par une haie de cyprès. Il garda la partie qui jouxtait la maison comme potager. Planta une haie de roseaux séparant le lopin en deux. De la maison, on ne pouvait discerner que le potager.
  La mise en place de son projet ne supportait pas les regards indiscrets.
Il remua profondément la terre, lui permettant une respiration qu’elle avait oubliée. Il planta
ensuite ses huit arbres sur deux lignes espacées de six mètres.
 
  C’est à partir de cette phase de l’opération qu’il valait mieux qu’il ne soit pas observé.
Il sortit un carton de ces livres, au rebut. Saisit un ouvrage, arracha page après page, les
répartissant sur la terre. Puis de sa bêche, patiemment il enfouit le tout. Il prit un second livre et procéda identiquement. Tout en enterrant les feuillets il murmurait « Travaillez, prenez de la peine : c’est le fonds qui manque le moins. » Cette phrase revenait comme ces rengaines,
 qui s’installent dans un coin de la tête et dont on n’arrive pas à se débarrasser.
  - Les petits si Jean de la Fontaine dit bien, de fonds vous ne manquerez point !
 
 
 
 
 
 
  Il consacra ainsi son temps à mêler, au plus intime, les pages de livres à la terre.
Il avait fait le pari, dans un esprit peut-être trop plein de récits et d’aventures, de nourrir la
terre, de littérature. Les racines de ses arbres puiseraient dans ces milliers et milliers de lettres enterrées. Il pensait arriver à dompter la sauvagerie des végétaux et les conduire, tout
naturellement à produire des feuilles.
Qu’un arbre produise des feuilles, jusque là, rien d’extraordinaire !
Mais, il n’escomptait pas de feuilles vertes, comme savent si bien en fabriquer les arbres les plus communs. Il voulait de belles feuilles blanches, emplies de lettres de l’alphabet. Des pages racontant des histoires que seuls ses arbres seraient capables d’inventer.
 
  Le temps passa. Tous les arbres s’enracinèrent, sans problème et poussèrent allègrement.
A force de recevoir des feuilles de papier encré, la terre était devenue quasiment noire.
Il continua à la nourrir d’essais, de romans, de contes…
  Un jour, courant janvier, alors qu’il allait apporter sa fumure littéraire, il remarqua que deux des arbres, bourgeonnaient, contre toute attente en cette saison. Sur toutes les branches, de petits boutons blancs étaient apparus durant la nuit. Il était en train d’obtenir le fruit d’un travail acharné. Il pouvait observer la réussite d’une entreprise insensée, mais réfléchie et désirée. Il fut pourtant surpris par cette éclosion. Comme s’il avait fait semblant de croire à son aventure, sans penser une seconde qu’elle fut possible ?
  Les bourgeons s’ouvrirent rapidement. Chacun donnant trois à quatre pages froissées ou l’on pouvait distinguer des soupçons de signes encrés parfaitement illisibles. Les feuilles s’épanouirent, s’ouvrant et se défroissant chaque jour un peu plus. D’heure en heure, les pattes de mouche devenaient des signes distincts. Sans oser toucher à ces merveilles, il passait ses journées à tenter de lire ce que ces pages au format d’un livre, pouvaient bien proposer.
  L’arbre le plus précoce, commença à perdre lentement ses feuillets. Ils se détachaient et tournoyaient pour se poser avec douceur sur le sol.
Monsieur Victor les ramassait au fur et à mesure. Les pages étant numérotées, il les mettait en ordre. Lorsque l’arbre eut perdu toutes ses feuilles,  il avait entre les mains, un livre de deux cent cinquante-deux pages. Il ne réalisait toujours pas. Pendant ce temps, les autres arbres s’étaient réveillés et imitaient leur compère. Il avait réussi.
 
 
 
 
 
 
  Il lut le premier livre et s’émerveilla. Un roman. Une aventure de marins sur une baleinière
au xix° siècle.
Ecrit avec une légèreté digne des plus grands auteurs. Un style à la fois fort et fragile. Un vocabulaire que seuls les hommes de la mer, de ce temps-là étaient à même de connaître.
Une qualité d’écriture qu’il n’avait que rarement rencontrée.
Le second arbre lui offrit un recueil de nouvelles. Plus originales les unes que les autres. 
Il avait donc réussi.
Il avait créé des littératuriers. 
 
  Ses arbres puisaient les outils d’écriture dans cette terre, enrichie de milliers et de milliers de lettres. Le tronc devait répartir le flux de signes entre les différentes branches. Dans leurs multiples divisions, elles devaient organiser la pagination.
Mais où allaient-ils puiser cette inventivité, ce pouvoir de création ?       
A force de patience et d’observation, sans en être toutefois, pleinement assuré, il pensait avoir trouvé ce secret.
 
  Le vent… Malgré les hautes et épaisses haies de cyprès, le vent s’insinuait partout. Il venait
Même, par temps calme, faire trembloter la ramure des arbres. Une vieille et solide complicité existait entre eux, depuis la nuit des temps. Ce souffle, venant de tous les coins de la terre, savait effleurer les branches en entonnant de petites mélodies. Monsieur Victor essayait de s’approcher discrètement pour entendre leurs dialogues. Il percevait bien des sons, mais ne les décryptait pas. Il était pourtant sûr qu’Eole, fort de ses lointains voyages, venait narrer à ces végétaux sédentaires, d’extraordinaires aventures.
 
  Les oiseaux… Au petit jour, on entendait déjà leur gazouillis répétitif et enjoué.
Ils ne venaient pas se poser là par hasard ? A qui racontaient-ils leurs histoires ?
Ces deux pies qui chaque matin venaient jaser, passant d’un arbre à l’autre.
 
 
 
 
Que venaient- elles faire, sinon narrer les derniers échos du monde alentour, imitant un sac de galets qu’on agite ? Et la huppe qui s’approchait plutôt vers midi, sa couronne toujours bien posée sur un bec aiguisé, que disait-elle dans ces incessants, pou-pout, pou-pout ?
Et la mésange, aux yeux outrageusement maquillés et aux ailes bleutées qui venait régulièrement zinzinuler parmi les feuilles blanches ? Que pouvait-elle susurrer ?
Bien plus discrets, les papillons, les sauterelles et les infatigables abeilles venaient alimenter dans leur murmure l’imaginaire des littératuriers.
   Même la nuit les bavardages ne cessaient pas. Un grand-duc et une hulotte insomniaques faisaient de longs discours dans les branchages.
Le bibliophile avait épuisé les cartons de livres surnuméraires et n’aurait touché à aucun prix aux ouvrages qui lui étaient chers.
Il fallait bien nourrir sa terre, s’il voulait continuer à avoir de nouveaux livres.
Il fit alors savoir dans le quartier qu’il était preneur de tous les livres traînant dans les maisons, les caves et les greniers.
En rentrant de faire ses courses il jetait un coup d’œil dans les poubelles et n’hésitait pas à prendre comme cadeaux ce dont les gens se délestaient.
 
  Il continue à travailler sa terre. Y enfouit, toujours, des milliers et des milliers de lettres de l’alphabet.
Récolte les livres que lui offrent ses littératuriers.
 
  Si cette expérience vous tente et souhaitez quelques conseils, vous pouvez le joindre.
Pour l’adresse, rien de plus simple. Il est toujours dans son jardin. Son jardin secret.
Et comme son nom l’indique, il l’est !