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Poètes du temps passé


Sur cette page, vous trouverez une sélection de poèmes.

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09 Le bazar......

Par Verhaeren Emile

25 Le bazar (extraits)
 
…Toutes ardeurs, tous souvenirs, toutes prières
Sont là, sur des étaux et s’empoussièrent ;
Des mots qui renfermaient l’âme du monde
Et que les prêtres seuls disaient au nom de tous
Sont charriés et ballottés, dans la faconde
Des camelots et des voyous…..
 
Lettres jusques au ciel, lettres en or qui bougent,
C’est un bazar au bout des faubourgs rouges !
La foule et ses flots noirs
S’y bousculent près des comptoirs ;
La foule- oh ses désirs multipliés,
Par centaines et par milliers !-
Y tourne, y monte, au long des escaliers,
Et s’érige folle et sauvage,
En spirale, vers les étages.
 
…C’est un bazar tout en vertiges
Que bat, continûment, la foule, avec ses houles
Et ses vagues d’argent et d’or ;
C’est un bazar tout en décors,
Avec des tours, avec des rampes de lumières ;
C’est un bazar bâti si haut que, dans la nuit,
Il apparaît la bête et de flamme et de bruit
Qui monte épouvanter le silence stellaire.
 
26 L’étal (extraits)
 
Au soir tombant, lorsque déjà l’essor
De la vie agitée et rapace s’affaisse,
Sous un ciel bas et mou et gonflé d’ombre épaisse,
Le quartier fauve et noir dresse son vieux décor
De chair, de sang, de vice et d’or.
 
Des commères, blocs de viande tassée et lasse,
Interpellent, du seuil de portes basses,
Les gens qui passent ;
Derrière elles, au fond de couloirs rouges
Des feux luisent, un rideau bouge
Et se soulève et permet d’entrevoir
De beaux corps nus en des miroirs.
 
Le port est proche. A gauche, au bout des rues,
L’emmêlement des mâts et des vergues obstrue
Un pan de ciel énorme ;
A droite, un tas grouillant de ruelles difformes
Choit de la ville- et les foules obscures
S’y dépêchent vers leurs destins de pourriture.
 
 
C’est l’étal flasque et monstrueux de la luxure
Dressé, depuis toujours, sur les frontières
De la cité et de la mer.
 
Là-bas, parmi les flots et les hasards,
Ceux qui veillent, mélancoliques, aux bancs de quart
Et les mousses dont les hardes sont suspendues
A des mâts abaissés ou des cordes tendues,
Tous en rêvent et l’évoquent, tels soirs ;
Le cru désir les tord en effrénés vouloirs ;
Les baisers mous du vent sur leur torse circulent ;
La vague éveille en eux des images qui brûlent ;
Et leurs deux mains et leurs deux bras se désespèrent
Ou s’exaltent, tendus du côté de la terre.
 
Et ceux d’ici, ceux des bureaux et des bazars,
Chiffreurs têtus, marchands précis, scribes hagards,
Fronts assouplis, cerveaux loués et mains vendues,
Quand les clefs de la caisse au mur sont appendues,
Sentent le même rut mordre leur corps, tels soirs ;
On les entend descendre en troupeaux noirs,
Comme des chiens chassés, du fond du crépuscule,
Et la débauche en eux si fortement bouscule
Leur avarice et leur prudence routinière
Qu’elle les use et les ruine, avec colère.
 
C’est l’étal flasque et monstrueux de la luxure
Dressé, depuis toujours, sur les frontières
De la cité et de la mer.
 
….Leurs compagnes, reins fatigués, croupes qui dorment,
Sur des fauteuils et des divans sont empilées,
La chair morne déjà d’avoir été foulée
Par les premiers passants de la vigne banale.
L’une d’elle coule en son bas un morceau d’or,
Une autre baille et s’étire, d’autres encor
-Flambeaux défunts, thyrses usés des bacchanales-
Sentant l’âge et la fin les flairer du museau,
Les yeux fixes, se caressent la peau,
D’une main lente et machinale.
 
C’est l’étal flasque et monstrueux de la luxure
Dressé, depuis toujours, sur les frontières
Deb la cité et de la mer.
 
D’après l’argent qui tinte dans les poches,
La promesse s’échange ou le reproche ;
Un cynisme tranquille, une ardeur lasse
Préside à la tendresse ou bien à la menace.
L’étreinte et les baisers ennuient. Souvent,
Lorsque les poings s’entrecognent, au vent
Des insultes et des jurons, toujours les mêmes,
Quelque gaîté s’essore et jaillit des blasphèmes,
Mais aussitôt retombe- et parfois l’on entend,
Dans le silence inquiétant,
Un clocher proche et haletant
Sonner l’heure lourde et funèbre,
Sur la ville, dans les ténèbres.
 
….Dans la grand’salle, où les marins affluent,
Poussant au-devant d’eux quelque bouffon des rues
Qui se convulse en mimiques obscènes,
Les vins d’écume et d’or bondissent de leur gaine ;
Les hommes saouls braillent comme des fous,
Les femmes se livrent- et, tout à coup,
Les ruts flambent, les bras se nouent, les corps se tordent,
On ne voit plus que des instincts qui s’entremordent,
Des seins offerts, des ventres pris et l’incendie
Des yeux hagards en des buissons de chair brandie.
 
C’est l’étal flasque et monstrueux de la luxure,
….C’est l’étal flasque et monstrueux,
Dressé, depuis toujours, sur les frontières
Tributaires de la cité et de la mer.
 
27 La révolte (extraits)
 
….La toux des canons lourds,
Les lourds hoquets des canons sourds
Mesurent seuls les pleurs et les abois de l’heure.
Les hauts cadrans des horloges publiques,
Comme des yeux en des paupières,
Sont défoncées à coups de pierre :
Le temps normal n’existant plus
Pour les cœurs fous et résolus
Des multitudes faméliques.
 
….Les soldats clairs, casqués de cuivre,
Ne sachant plus où sont les droits, où sont les torts,
Las d’obéir, chargent, mollassement,
Le peuple énorme et véhément
Qui veut enfin que sur sa tête
Luisent les ors sanglants et violents de la conquête.
 
Voici des docks et des maisons qui brûlent,
En façades de sang, sur le fond noir du crépuscule ;
L’eau des canaux en réfléchit les fumantes splendeurs,
De haut en bas, jusqu’en ses profondeurs ;
….Les bras des feux, ouvrant leurs mains funèbres,
Eparpillent des lambeaux d’or par les ténèbres ;
Et les brasiers des toits sautent en bonds sauvages,
Hors d’eux-mêmes, jusqu’aux nuages.
 
…Les clefs sautent, les gonds cèdent et les verrous ;
Des armoires de fer ouvrent de larges trous
Où s’empilent par tas les lois et les harangues ;
Une torche soudain les lèche avec sa langue,
Et tout leur passé noir s’envole et s’éparpille,
Tandis que dans la cave et les greniers on pille
Et qu’on jette dans les fossés du vieux rempart
Des morts coupant le vide avec leurs bras épars.
 
…Tous les joyaux du meurtre et des désastres
Etincellent ainsi, sous l’œil des astres ;
La ville entière éclate
En pays d’or coiffé de flammes écarlates.
….Toute la rage et toute la folie
Brassent la vie avec leur lie,
Si fort que, par instants, le sol semble trembler,
Et l’espace brûler
Et la fumée et ses fureurs s’écheveler et s’envoler
Et balayer les grands cieux froids.
 
Tuer, pour rajeunir et pour créer ;
Ou pour tomber et pour mourir, qu’importe !
Passer ; ou se casser les poings contre la porte !
Et puis- que son printemps soit vert ou qu’il soit rouge-
N’est-elle point, dans le monde, toujours
Haletante, par à travers les jours,
La puissance profonde et fatale qui bouge !
 
28 La Mort (extraits)
 
Avec ses larges corbillards
Ornés de plumes majuscules
Par les matins, dans les brouillards,
La Mort circule.
 
Parée et noire et opulente,
Tambours voilés, musiques lentes,
Avec ses larges corbillards,
Flanqués de quatre lampadaires,
La Mort s’étale et exagère.
 
Pareils aux nocturnes trésors,
Les gros cercueils écussonnés
-Larmes d’argent et blasons d’or-
Ecoutent l’heure éclatante des glas
Que les cloches jettent, là-bas ;
 
….Parée et noire et opulente,
Au cri des orgues violentes
Qui la célèbrent,
La Mort tout en ténèbres
Règne, comme une idole assise,
Sous la coupole des églises……