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Littérature


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2014 02 L'arbre

Par Patrick Mulet

L’arbre
Yann était, semble- t-il, le dernier de ces justes qui ont toujours cru en l'Homme. Il y a déjà longtemps, ils venaient souvent lui rendre visite dans sa modeste demeure. Cravatés, costumés, ils envahissaient son petit territoire avec micros et caméras. Ensuite, précipitamment, ils repartaient, pensifs, en méditant les conseils et sa perception du monde qu il leur avait généreusement donnés, laissant derrière eux quelques parfums douteux d'après rasage, de tabac et de café. Puis tout rentrait dans l'ordre. Alors Yann s'asseyait sous l'arbre centenaire qui somnolait doucement près de son potager et ils regardaient, tous les deux, le jour s'éteindre.
Le soleil incendiait au loin la forêt et déversait ses laves rougeoyantes sur la campagne pendant que la nuit courait déjà dans les chemins creux et derrière les haies.
Yann aimait intensément ces bouleversements, ces moments où tout bascule, où tout est effrayant. Il frémissait à l'heure bleue, il tremblait parfois pendant cet instant infinitésimal mais grandiose où le temps s'arrête lorsque la Terre se tait. Il avait alors le sentiment de boire les quelques gouttes de vie qui sourdaient de l'éternité. L'arbre près de lui le rassurait: il en avait vu bien d'autres. Pour rien au monde, Yann n'aurait raté ces instants.
Aux gens de la grande citée, il leur apprenait simplement la société humaniste, il leur racontait la sobriété heureuse. Se comprenaient-ils vraiment ? Parlaient-ils le même langage ?
Leurs visites se sont peu à peu espacées et puis Yann comprit un jour qu'ils ne reviendraient pas car des choses plus préoccupantes les retiendraient dorénavant dans d’autres lieux. Un journaliste bavard, peut-être plus éclairé, mais inquiet, lui avait dit que probablement les dernières gouttes d'or noir étaient en train de sortir de terre. L'humanité auraient-elle épuisé enfin le sang de la Terre, le sang du passé lointain des forêts inconnues et vierges?
Subitement la campagne alentour se fit bruyante. Pas le chant des oiseaux, ni celui des insectes, non plus la musique du vent dans les branches ou les feuillages. C’était le bruit des arbres qui tombaient et craquaient, le bruit des machines qui coupaient et portaient ensuite les corps démembrés plus loin, là-bas.
Comme libéré de tout lien avec la terre, le ciel disparut peu à peu. Les environs baignaient à présent dans une clarté laiteuse, un peu moite. Cette même clarté qui, parait-il, noie les sous-sols des grandes citées.
Yann pris alors l’arbre dans ses bras et serra très fort. Il sentit sur sa joue les lèvres verticales de l’écorce profonde et tiède. Dans l’air immobile, les feuilles frémirent.
- Aurais tu peur toi aussi, mon ami ? 
Ce soir-là, la nuit ne vint pas, ce fut leur dernier rendez-vous à la marge du monde.