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Littérature


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2013 02 Fièvres

Par Guy Vieilfault

 
FIÈVRES
   
Rares sont ceux qui peuvent prétendre se souvenir du premier film qu'il leur ait été donné de voir. Je suis de ceux-là, non pas que le film en question figure au panthéon des chefs-d'œuvre, il s'en faut de beaucoup, mais les circonstances de sa projection l'ont rendu inoubliable même, et surtout, si je ne devais jamais en connaître le dénouement.
En ce temps-là, au lendemain de la drôle de guerre, il n'y avait pas de salle de cinéma dans le bourg, et encore moins de télévisions, aussi guettions-nous avec impatience l'arrivée, deux fois par an, des "TOURNÉES FIATLUX" qui venaient installer leur écran dans le pré communal. Cinéma de plein air où chacun était prié d'apporter son siège pour plus de confort. S'il pleuvait ? Eh bien, la séance était reportée à l'automne ou au printemps, c'est selon.
Pour moi, âgé de sept/huit ans, c'était  une "première" et j'implorai le ciel pour qu'il restât serein. Le jour venu, l'azur était au rendez-vous et, la nuit tombée,  des milliers d'étoiles promettaient  une soirée paisible. Voire…
La vedette du film, intitulé "FIÈVRES", était un enfant du pays, un certain Tino Rossi ce qui aurait suffi, si besoin était, pour assurer une assistance fournie. De fait, tout le village vint au rendez-vous, la "salle" sagement divisée en deux parties distinctes : d'un côté la tribu des Alfonsini, le doyen Sauveur à sa tête, et de l'autre le clan des Scagliola, sous la férule de Joseph le patriarche. Les "neutres" se répartissant au gré de leur arrivée dans un camp ou dans l'autre. Les deux familles régnantes  prenaient un malin plaisir, depuis des décennies, à nous jouer la saga des Montaigu et des Capulet sans que l'on sache vraiment l'origine de cette inimitié. Comme leurs demeures respectives se faisaient face, juste séparées par le pré communal, les occasions de conflit ne manquaient pas. Pourtant ces soirs-là, c'était la trêve, implicite mais généralement respectée.
La première bobine put se dérouler sans incidents bien qu'un vent suret descendu des montagnes et malmenant la toile servant d'écran modifiât la silhouette du séduisant Tino, tantôt obèse, tantôt maigre à faire peur, ce qui ne semblait pas décourager l'héroïne séduite par les roucoulades de l'acteur.
Roucoulades qui furent soudainement parasitées par des braiments aussi tonitruants qu'intempestifs. C'était Dagobert, l'âne d'Alfonsini, qui s'épanchait, les naseaux titillés par les effluves d'une congénère voisine que le printemps mettait dans de bonnes dispositions.  Tino / Dagobert, la lutte était inégale au niveau des décibels. Des murmures réprobateurs s'élevèrent, dominés par la voix mâle de Joseph qui proféra, rigolard :
—  Sauveur, tais-toi !
Tous les Alfonsini réagirent à l'affront et l'on vit, sous l'obscure clarté qui tombait des étoiles, des poings se dresser cependant que les Scagliola se tordaient de rire. L'hilarité retomba quelques instants plus tard lorsqu'un des rejetons de Sauveur revint s'asseoir en posant, bien en vue sur ses genoux, le fusil de chasse que tout Corse de souche se doit de posséder. Cela sentait la poudre, d'autant plus que Dagobert, fort de son bon droit, vociférait de plus belle. Son contre-ut final coïncida avec la détonation qui secoua l'assistance. Quelqu'un ( mais qui ? ) venait de tuer, que dis-je, d'assassiner l'âne d'Alfonsini. Des armes, sorties d'on ne sait où, passèrent de main en main et des torrents d'imprécations déferlèrent sur l'assemblée. Je demeure persuadé que seule la présence des enfants des deux clans empêcha que la séance ne tournât au carnage. Un coup de feu vengeur partit en direction de l'écran et le malheureux Tino qui passait par là, en gros plan, se retrouva avec le visage grêlé d'une multitude de petits trous. Chacun voulant avoir le dernier mot, ce fut une véritable salve qui acheva notre gloire nationale et la toile qui la supportait. Monsieur Fiatlux, quant à lui, ne se préoccupant que de la sauvegarde de son projecteur, s'était promptement engouffré dans sa camionnette et attendait que l'orage  passe.
Donc, comme il fallait se résoudre à ne jamais connaître la fin de cette pas-sionnante romance, le bon peuple, le doigt sur la détente, regagna ses pénates où il se barricada.
Le lendemain, la maréchaussée avisée par la rumeur se présenta pour mener l'enquête. Les investigations ne débouchèrent sur rien car il s'avéra que personne n'avait assisté à la séance de cinéma. Le brigadier, qui pour être gendarme n'était pas dénué d'humour, conclut dans son rapport que Dagobert avait dû se suicider par dépit amoureux.
 
L'atmosphère dans la localité se ressentit longuement de  cet épisode, d'autant plus que Sauveur, qui avait racheté un âne, s'avisa de le baptiser du prénom de l'ennemi juré. Va donc pour Joseph, ce qui permettait aux Alfonsini  lorsqu'ils passaient devant la ferme Scagliola de bastonner leur bourricot  en s'exclamant :
—  Joseph, maudite carne, je vais t'apprendre à vivre, feignant !…
Et autres amabilités du même tonneau.
Les Scagliola ripostèrent en appelant leur chien de garde Sauveur et en le rouant de coups au passage de l'âne d'Alfonsini tout en proclamant que "Ce gueulard de Sauveur n'était qu'un sale bâtard". Bref, on baignait dans le consensus.
 Cela aurait pu durer longtemps encore si le curé n'était intervenu pour faire cesser cette mascarade en arguant que d'affubler des animaux de noms chrétiens relevait de l'hérésie et que les comptes risquaient de se régler un peu plus tard, "là-haut".
 
Bien des années se sont écoulées depuis ces événements. Certes, les rapports  entre humanoïdes ont gagné en sérénité depuis  que les répétitives émissions quotidiennes de télévision ont fait oublier les semestrielles "TOURNÉES FIATLUX", cloîtrant chaque famille dans son petit univers; cependant nous sommes quelques anciens à regretter les "Fièvres" d'antan. Des 4X4 arrogants ont remplacé les Dagobert sentimentaux de jadis mais se sont des monstres sans âme  que ne sauraient émouvoir les premières senteurs descendant du maquis et, pour tout vous dire, je crois que l'on s'ennuie un peu dans notre village. Il paraît même, mais je n'ose le croire, qu'un Alfonsini épouserait prochainement une Scagliola. Quelle époque !…