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Littérature


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2013 03 L amour à toute volée

Par Marc Rugani

L’amour à toute volée
 
Marie aime Denis.
Denis aime Marie.
C’est ainsi !
Il n’y a rien à y faire !
Non, rien !
Et d’ailleurs, pourquoi y faire quelque chose ? Pourquoi aller contre l’amour, l’empêcher ? Non, il faut au contraire tout laisser faire !
 L’amour ne se commande pas, ni se décide.
Et comme aux amoureux du monde, il s’est imposé à Marie et à Denis, à peine ils se sont vus.
Est-ce d’être nés le même jour, dans la verte Normandie- souvent blanche l’hiver comme cet hiver- dans le même village et le même logis ? Est-ce d’avoir grandi ensemble, élevés par les mêmes mains attentionnées et tendres, habillés de neuf par le même amour ? Et d’avoir respiré les mêmes odeurs de la campagne voisine, les mêmes parfums, l’iode des vents forts de la Manche qui ont soufflé jusques à eux, ouï les mêmes bruits, les meuglements des vaches dans les prés et les étables, les mêmes chants des oiseaux, d’avoir ressenti les mêmes timides rayons hivernaux du soleil ?
Ils ont tout partagé.
Ils sont proches comme frère et sœur- plus : comme jumeaux- ils sont deux et ne font qu’un, malgré leurs différences, Marie plus grande et ronde, Denis plus fluet, la voix grave de Marie, celle plus haute de Denis. Qu’importe, quand on s’aime !
Et puis, il y eut ce grand voyage ensemble vers Paris, avec les copains et les copines : Gabriel, Anne-Geneviève, Marcel, Etienne, Benoît-Joseph, Maurice et Jean-Marie ; oh ! quelle aventure ! et quels souvenirs inoubliables ! Tout le long du trajet, la foule s’est pressée enthousiaste pour les voir, les applaudir, un succès inimaginable.
Quel tonnerre ce sera à Paris !
C’est que Marie, Denis et leurs camarades, tous artistes, sont renommés : dix belles voix avec celle d’Emmanuel que toute la capitale impatiente attend d’entendre, fin mars à Notre Dame même ! Oui, à Notre Dame ! Bientôt !
Chacun et chacune du groupe en tremble à l’avance !
Hélas ! à leur arrivée à Paris, ils n’ont pas su pourquoi, Marie a été séparée de Denis et des autres et logée avec Emmanuel ; non loin, certes, à peine cinquante mètres- ils peuvent s’entendre chanter  et répéter- mais séparés tout de même !
Et avec papy Emmanuel !
Non pas qu’Emmanuel soit désagréable, bien au contraire! Est-ce l’effet de son grand âge, il est charmant et plein d’attention. Que ne ferait-il pour Marie ? Seul depuis très longtemps, la présence de Marie a soudainement  illuminé sa vie !
Et puis il a une voix très belle, très grave, en Fa dièse 2 disent les spécialistes, ce qui est rare.
Mais c’est un papy ! Un charmant papy, certes, mais un papy quand même !
Et voilà Marie séparée de Denis, et de tous ses jeunes amis et de sa copine ; plus de bavardages sur tout et rien avec Anne-Geneviève, plus de francs rires avec Jean-Marie, le plus gai de la bande !
Et Denis son amour si loin!
« Denis, où es-tu ? Oh ! tu me manques tant !»
Marie est triste.
Emmanuel l’a su, dès ses tout premiers chants: les chants de Marie étaient justes, en Sol dièse 2 comme ils devaient être chantés, mais ils ne chantaient rien, n’évoquaient rien, ils étaient vides, creux, sans éclat ni résonnance, assourdis comme par un voile.
Emmanuel a su le cœur de Marie fendu d’un immense chagrin.
« Oh ! Marie, qu’as-tu? Pourquoi tant de tristesse? » Ces questions, Emmanuel n’a pas pu les poser, n’a pas osé : ils se connaissaient depuis quelques jours seulement, et tant d’années les séparaient ! Quelle qu’en était la cause, il se savait impuissant : tout ce qu’il dirait à Marie pour la consoler ne servirait à rien.
« Que pourrais-je faire pour toi, Marie?»
Non loin, Denis est triste comme Marie.
Et rien n’y peut changer.
Ni  l’agréable compagnie de Gabriel, d’Anne-Geneviève, Marcel, Etienne, Benoît-Joseph, Maurice et Jean-Marie ; pourtant quelle chambrée de bonne humeur, unie par la joie de chanter! et que de joyeux moments depuis leur arrivée !
 Ni leur installation superbe : l’Ile de la Cité, les quais, la Seine, la capitale sont à leur pied, en un panorama qui coupe le souffle ! Attention, il faut en garder pour le concert !
Denis et Marie auraient dû être heureux ; et ce concert être une fête merveilleuse pour les deux amoureux.
Hélas !
Et quand le chant de Marie lui parvient, si triste, le cœur de Denis se brise à chaque note.
« Oh ! Ciel, pourquoi te montres-tu si dur sans raison? »
Avec ses amis, Denis chante sans joie ; son Do dièse 3 est fade comme le chant de Marie, et détonne dans leur concert joyeux.
« Que pourrions-nous faire ? » se sont-ils demandés, car s’aimant tendrement, quand l’un d’eux est malheureux ils en sont tous affectés.
« Avant le concert, ensemble avec Denis, il faut que nous chantions pour Marie ! », « pour lui dire que Denis l’aime, que nous l’aimons », « pour lui dire que nous sommes avec elle, que nous pensons à elle, qu’il pense à lui » ; « et Denis doit pouvoir chanter en soliste, pour que son chant soutenu par les nôtres souffle fort son amour à Marie ».
Ils se sont mis à travailler, Denis plus que les autres ; discrètement, presque en silence, pour que Marie ait la surprise.
Le concert était prévu samedi ; ce fut vendredi à midi, dans un ciel tout bleu, que Denis poussa son chant pour Marie :
« Marie je t’aime ! Marie, je t’aime !», à toute volée, en un Do dièse 3 magnifique, joyeux, confiant, plein d’espérance ;
Ce fut vendredi à midi que Gabriel, Anne-Geneviève, Marcel, Etienne, Benoît-Joseph, Maurice et Jean-Marie poussèrent avec Denis leur chant pour Marie :
« Marie, nous t’aimons ! Marie, nous t’aimons !», à toute volée, en La et Si dièse 2, et en Ré, Mi, Fa, Sol et La dièse 3, percutants, flamboyants, d’une sonorité merveilleuse.
Il ne fallut que quelques notes à Emmanuel pour comprendre ; aussitôt, dans un grand mouvement d’enthousiasme, il s’unit à eux en lançant à son tour son Fa dièse 2 très grave et magique dans le ciel de Paris,  chantant « Marie, moi aussi je t’aime ! Aie confiance ! Denis t’aime, nous t’aimons tous ! »
Alors, Marie, émue, sortit peu à peu d’elle-même ; elle se mit à chanter- à fredonner plutôt-doucement d’abord puis, peu à peu transportée et emportée par le message d’amour de ses amis, bientôt à pleine volée, y mettant toute sa force et son cœur, de sa belle voix basse : « Moi aussi je t’aime » « Moi aussi je vous aime ».
 
Ce fut un concert inattendu magnifique !
Les Parisiens et les touristes nombreux en ce midi sur le parvis de Notre Dame s’arrêtèrent, écoutèrent, puis levèrent la tête.
Et de la foule s’éleva alors un grand cri : « Ce sont les cloches, ce sont les cloches ! » « Ecoutez, écoutez : c’est Emmanuel le bourdon, là, avec sa grosse voix ! » « Ecoutez, écoutez, c’est Marie, oui, Marie ! et là c’est Gabriel, là Anne-Geneviève, Denis, Marcel, et puis là Etienne, Benoît-Joseph, Maurice et Jean-Marie ! »
Et le fils- qui se souvenait de l’histoire de Quasimodo le sonneur de cloches de Notre Dame et d’Esméralda- d’interpeller le père : « Regarde, papa, là dans la tour sud, le gros bourdon qui sonne ! Boum, boum, boum, tu entends, papa, comme c’est beau ? »
Et la fille d’interpeller la mère, battant des mains de joie : « Regarde, maman, là dans la tour nord, c’est la cloche Denis, comme elle sonne clair ! »
Et les vieux couples, émus, pleuraient d’émotion sur les bancs ! 
De la foule en liesse, ravie, éblouie, s’éleva bientôt un autre cri « Ce sont les nouvelles cloches de Notre Dame, venues de Normandie, pour nous ! »
Et Marie chantait « Je t’aime, je t’aime » à toute volée, et Denis chantait  « Je t’aime, je t’aime » à toute volée, et toutes les cloches et les bourdons chantaient en même temps, lançant au ciel le même cri d’amour.
Et la foule, qui sentait qu’il se passait quelque chose de beau, écoutait, émerveillée : « Ce sont les nouvelles cloches de Notre Dame ! Qu’elles sonnent bien ! »
 
La joie est communicative : elle descendit des tours sur la foule massée ; spontanément des farandoles se formèrent, des grandes, des petites, qui se mirent à tourner, tourner….au rythme des cloches de Notre Dame. Les badauds et les touristes, main dans la main, dansaient, comme dans les villages au temps passé les jours de fête, au son des cloches, au dessous d’un ciel tout bleu ! Quelques chants, quelques rengaines s’élevèrent de ci, de là, puis le chant s’installa, toute la foule chanta.
Jamais on n’avait vu pareille fête !
Au point que journalistes et caméras, alertés, arrivèrent bientôt: « Quel cinéma sur le parvis aujourd’hui ! Que se passe-t-il ? Pourquoi toutes ces danses et ces chants ? »
 Les images feraient le gros titre du journal  de 20h !
 
La fête dura longtemps.
Car longtemps dans le ciel de Paris, haut dans les tours de Notre Dame, en chœur avec le bourdon Emmanuel et toutes les cloches, à toute volée, Marie et Denis se dirent : « Je t’aime »