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Littérature


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2012 03 Jardin secret

Par Marc Rugani

                                                                Jardin secret 
 
-Samedi 30 mars
Pas de cours ce matin.
Je ne suis pas seul à être content ! Mais pour quelles raisons mon prof sèche ses cours ? Des réponses m’effleurent l’esprit- une, puis deux, puis trois- sans se poser, et filent comme l’oiseau dans le vent : mes neurones ne veulent pas savoir, « circulez, sans intérêt !» Car ce qui leur importe, c’est cette belle matinée de farniente, à ne rien faire, qui les attend!
J’ai trainé au lit, comme papa-maman, sauf Pierre- mon frère aîné- qui n’a pas eu ma chance : les siens sont tous présents : pas de grippe, pas de déprime, pas de fausses excuses, prêts à délivrer la bonne parole à leurs élèves!
Il est en 3ème- moi en 6ème, dans le même collège.
J’en profite pour actualiser mon journal, tranquillement, et sans crainte d’être surpris.
Car mon frère m’épie, me surveille : il a deviné que je fais quelque chose que je lui cache, que je veux garder pour moi, sans vouloir partager, et ce mystère l’énerve.
Comme une piqûre de moustique, mon secret l’irrite, le gratte, le démange, il veut savoir ; alors il me guette, allant même jusqu’à fouiller dans mes affaires- oh, avec ruse et habileté, pour ne pas être découvert- mais je connais trop bien ma chambre et l’agencement de mes placards pour ne pas m’en apercevoir.
Donc ce matin est jour de veine: je peux écrire tout à mon aise.
Papa-maman connaissent peut-être mon secret, mais ils ne cherchent pas à savoir plus : heureux que leur fiston gribouille, et respectueux de ses mystères ; et puis, Balzac a commencé ainsi, alors ??
Le petit serait-il un nouvel Hugo en herbe, un jeune Zola couchant sur le papier ses premières pages?? Les parents sont ainsi : heureux que leurs oisillons essayent leurs ailes !
Mon frère m’aime bien, mais je suis son cadet ; à l’affection se mêle sans doute une pointe de jalousie, le dernier semblant toujours à l’aîné le chouchou de la famille.
Et puis surtout il est dans l’âge dit « ingrat », l’âge « bête » ; en 3ème, rien ne va plus : il y a les filles, les poils qui poussent, l’acné, la crise d’ado, quoi !
Et comme le sont pour lui ses profs et les parents, je suis une de ses cibles ! Alors il me cherche ! Et il cherche !
Et il me le montre ! Je le vois bien à son sourire moqueur, son œil narquois, façon de dire : «  je sais bien que tu caches quelque chose » et « je vais bien finir par trouver ».
Oh, il ne me dit rien, mais son attitude vaut cent discours.
 Quand il me regarde ainsi, je me sens mal ; je me recroqueville dans mon coin, je m’absorbe dans ma lecture ou mon travail, je me fais silencieux, tout petit, je m’efforce d’être invisible ; je ne veux lui donner aucun signe qui le conforte dans son idée, ni lui montrer la panique qui m’habite.
Car je ne veux pas qu’il trouve mon journal, qu’il le lise.
Non pas qu’il contienne des choses honteuses, à cacher et à taire, mais ce qui est écrit ne regarde que moi. Mes petites choses au quotidien, mes évènements, mes pensées, mes sentiments, mon vécu au fil des jours.
Je suis en 5ème, et dans ma classe il y a une fille- Isabelle- qui me plait bien. En suis-je un peu amoureux? Elle n’en sait rien, mais elle s’en doute peut-être car mon regard la cherche souvent, surtout à son insu; je ne lui ai dit que des bonjours-bonsoirs, et des banalités de collégiens ; en classe, ou dans la cour du collège, mes copains comptent plus que les filles, et je n’ai pas osé aller davantage vers elle. Il faut dire qu’elle ne m’a pas cherché non plus !
Mais si mon frère découvre mon journal, je le connais, il va le divulguer, battant tambour, en faire ses choux-gras auprès de papa-maman, en parler au déjeuner, au diner, le matin, le midi, le soir, sans cesse, en riant, en se moquant, lançant mille piques à mon intention, et aussi auprès de ses copains et de ses copines ; il est possible même qu’il vende la mèche à Isabelle : « Tu sais, mon frère Philippe, qui est dans ta classe, eh bien il est amoureux de toi »
Et il ajoutera- c’est certain- histoire de bien marquer le coup: « Et grave ! »
Oh, la honte ! Non, je n’ose pas imaginer qu’une telle chose puisse arriver !
Non pas que mon frère Pierre soit méchant, me veuille du mal, non il m’aime bien- et d’ailleurs nous nous entendons bien- mais il le ferait par bêtise, parce que c’est de son âge d’agir ainsi.
Je ne me prends pas pour un saint, mais ses histoires- et il en a avec des copines, je le sais- ne m’intéressent pas plus que çà, et je ne vais pas cafarder sur son compte.
Cet après-midi j’irai au foot jouer mon match avec l’équipe minime, une rencontre difficile contre les premiers de la poule.
Mais avant de quitter la maison, il faut absolument que je change la cachette de mon journal ; car je suis sûr que Pierre va profiter de mon absence pour mettre à nouveau son nez partout chez moi, sortir sa loupe de Sherlock Holmes pour saisir l’objet du délit fraternel !
Pas facile de trouver un endroit sûr, ma chambre est petite, je n’habite pas un vieux manoir plein de mystères, et les coins secrets qui y abondent tels que murs creux, cavités dissimulées, faux plafond ou lames de parquet disjointes où je pourrais glisser mes écritures n’existent pas ici. Et Pierre n’est pas né de la dernière pluie, un cahier glissé dans une pile de chemises ou de pulls, il sait trouver !
Oh, voilà, eurêka ! Sous le lavabo, tout contre le siphon ! Bien comme cachette, non ?
Pierre n’aura sans doute pas l’idée de regarder à cet endroit, et si par infortune il l’a j’espère qu’il hésitera à vérifier : il sait bien que si papa-maman le surprennent là, il ne pourra répondre-comme il l’a fait à plusieurs reprises- qu’il veut m’emprunter un crayon ou une gomme : il n’y a pas de gomme ni de crayon sous le lavabo !
«Philippe, à table ! » C’est maman qui m’appelle pour déjeuner; je vais donc arrêter mon journal, je le reprendrai plus tard.
-Dimanche 1er avril
Ma cachette est bonne
Comme je le pressentais, Pierre est venu dans ma chambre hier pendant que j’étais au stade ; mes chemises, mes chaussettes ont bougé, mes cahiers, mes livres ont été déplacés.
A table le soir, je l’ai senti contrarié, grognon.
Il s’est accroché avec papa, avec maman ; il m’a lancé une pique à propos de mon match : « Alors, Zidane, combien de buts aujourd’hui ? »
Lui, il fait du basket ; alors forcément ma passion pour le foot est en première ligne de sa mauvaise humeur.
Aujourd’hui dimanche, déjeuner en famille
Puis sortie, toujours en famille, à Paris
Pour une fois, Pierre est content, il ne râle pas, ne ronchonne pas, c’est mon grand frère sympa ; ensemble, nous passons un bon après-midi.
-Mercredi 4 avril
C’est mon anniversaire  dimanche prochain. Encore quatre jours à attendre, comme c’est long ! Car mon cadeau est ce que je désire par-dessus tout: un ordinateur !
Il y en a un déjà dans la maison, qui sert à tout le monde- sauf à Pierre qui a le sien- et dont j’use quand j’ai envie d’explorer le Net ou pour mes cours pour des recherches à faire.
Mais je ne m’en sers pas pour écrire mon journal.
Avec le mien prochain c’est ce que je vais faire ; et même en toute priorité! Pages écrites et celles à venir : toutes sur mon disque dur ! Avec un code d’accès secret si compliqué et un classement tel qu’il sera impossible à Pierre de le trouver, si jamais il ose venir taper sur mon clavier !
Oh, vite dimanche ! Vite ! 
-Vendredi 7 avril
Isabelle m’a jeté un drôle de regard cet après-midi, et m’a souri ; j’en ai été tout retourné ; je lui ai rendu son sourire ; c’était en math, pendant le dernier cours.
Me sourira-t-elle une nouvelle fois demain ?
Pierre a encore fouillé ma chambre
Je suis vraiment inquiet. Vivement dimanche !
-Samedi 8 avril
C’est la veille de mon anni.
Demain mon bel ordi !
Comme tous les samedis, je vais aller au foot ; mais un pressentiment désagréable freine mon enthousiasme ; je traine des pieds pour préparer mon sac.
-Dimanche 9 avril, lundi 10 avril, mardi 11 avril : pages blanches
-Mercredi 12 avril
J’arrive à nouveau à écrire mon journal.
Pendant trois jours j’en ai été incapable.
Comme d’ailleurs je n’ai pas pu aller au collège lundi et mardi: si bloqué, si noué de l’intérieur que je pouvais à peine m’exprimer, ni davantage écrire.
Aujourd’hui je vais mieux.
C’est ce qui s’est passé samedi qui a été la cause de tout.
Quand, mon match terminé, je suis rentré, j’ai aperçu Pierre qui se tenait près de la porte, appuyé contre le mur, les mains derrière le dos.
M’attendait-il ? Sans doute, car à peine me vit-il que toute sa physionomie changea: un grand sourire, une joie intense dans le regard! Quel accueil ! Tout ça pour moi? Je n’étais pas habitué à une telle fête !
Pourquoi Pierre paraissait si content de me voir ? En le voyant ainsi si satisfait, j’ai su aussitôt qu’il se passait ou allait se passer quelque chose de déplaisant, mais quoi ? Une angoisse diffuse m’a alors saisi.
Et pressentant un danger, inquiet, j’ai ralenti mon pas.
Pierre, lui, sans changer d’attitude, toujours immobile contre le mur, m’a laissé approcher.
Comme un chat qui voit la souris venir.
C’est alors qu’à deux pas de lui, vif comme un prestidigitateur qui fait son tour, il a ressorti sa main de son dos: « Et hop ! Regardez Mesdames, regardez Messieurs ! » Puis, hilare, il a exhibé mon journal, le brandissant et l’agitant comme un drapeau, le passant et le repassant dessous mon nez, en trompetant joyeusement : « Je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé ! »
Et il a recommencé, recommencé !
Oh, comme j’ai eu mal !
A l’intérieur de moi, je ne sais où : âme ?esprit ?cœur ? tous ensemble sans doute se sont déchirés ; si brutalement, si profondément !
Ma douleur a été immense, je n’avais jamais eu mal aussi intensément : j’ai hurlé !
Mon cri a fusé de tout mon être souffrant avec une violence si grande et une telle force que Pierre a été stupéfié, suspendant instantanément le va-et-vient de sa main.
Et je me suis jeté sur mon frère comme une furie ! Hurlant, criant, poussant des grognements, pleurant ! De tout mon corps, de tous mes muscles, de toute mon énergie bandée je me suis jeté sur lui !
Et je l’ai griffé ! Autant que j’ai pu ! De mes deux mains tendues crochées comme des griffes!
Et je l’ai mordu jusqu’au sang ! De toutes mes dents, canines et incisives comme des couteaux ! Avec des grognements venus du plus profond de moi!
J’avais des larmes plein les yeux, je ne distinguais plus rien, sauf mon frère dans un brouillard d’eau ; j’étais comme fou, et roulant ensemble à terre, empoignés tous les deux, j’ai continué à le griffer et à le mordre de toutes mes forces, hurlant de toute mon âme blessée !
Papa-maman sont sortis sur le seuil, inquiets de mes cris.
Pierre a reçu une grande claque, ponctuée d’un virulent : « Imbécile ! » ; la marque sur sa joue a duré plusieurs jours, comme ses multiples griffures.
Moi j’ai pleuré longtemps, longtemps, j’étais inconsolable.
 
Depuis, Pierre ne m’a plus embêté ; il n’a parlé à personne de mon journal, ni à ses copains-copines, pas davantage à Isabelle ; la claque de papa n’y est pour rien : Pierre m’aime bien et s’en voulait beaucoup du mal qu’il m’avait fait et regrettait ; hier, il est venu près de moi : « Excuse-moi, petit frère, j’ai été con ! »
Malgré les excuses de Pierre, malgré les consolations de papa-maman et ces trois jours passés, j’ai mal encore. Ma blessure a été si profonde.
C’est que mes histoires ne regardent que moi, ce sont mes histoires, elles sont à moi, mes secrets sont mes secrets, ils sont à moi : à personne d’autre.