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Littérature


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2006 Enfin

Par Marc Rugani

 

Enfin

 

Je n’ai pas été surpris.

Comment aurais-je pu l’être ?

Depuis le temps !

Je suis même étonné qu’ils aient tant attendu.

Vingt huit ans pour l’une, vingt six pour l’autre, à quelques mois près, ou plutôt non : 10 ans et 8 ans à compter de leur majorité, c’est beaucoup.

Pourquoi ce long délai?

Dans leur tête et leur cœur, c’était- je le sais- clair comme l’eau qui cascade des montagnes : transparent, lumineux ! Une certitude sans faille qui n’avait pas faibli au fil des ans ! Nous en avions discuté ensemble souvent, avant qu’ils ne quittent la maison, puis après, et nous étions d’accord sur tout, sans aucun point de divergence.

Alors ?

Un remord ? Un doute ultime avant de s’élancer, de passer à l’acte ? Un sentiment d’amour filial un moment estompé?

 

J’ai reçu le pli d’huissier hier.

Il était midi, je déjeunais quand l’homme de justice a frappé à ma porte.

J’ai signé le reçu et il s’en est allé comme il était venu.

 

J’avais une prémonition en ouvrant l’enveloppe: n’était-ce pas ce que j’espérais tant? Mon attente allait-elle cesser enfin? 

Oui, c’était bien cela !

Oh, quel bonheur soudain ! Quel soulagement, quelle légèreté !

Enfin !

Et comme ma gratitude est montée aussitôt vers mes enfants, comme je les ai remerciés, de loin par la pensée de tout mon cœur, de cette joie qu’ils me donnaient, de ce beau jour et des jours semblables à venir, si lumineux, qui s’ouvraient à moi !

Enfin j’allais pouvoir ôter le poids de ma faute qui me pèse tant, comme il pesait sur Caïn après le meurtre de son frère.

Payer.

Et me libérer.

Car je suis coupable !

Oui, coupable totalement

Et du pire des crimes sans doute ; c’est ce que je ressens si fortement au plus profond de moi et que je pense ; sentiment et pensée que mes enfants partagent.

 

Merci, enfants chéris !

Je sais combien votre acte d’amour a été difficile : tellement hors norme ! Et comme je mesure la grande affection que vous avez pour votre père !

 

Au Tribunal je plaiderai coupable, sans aucune circonstance atténuante.

Je n’aurai recours à aucun avocat : pourquoi faire ? Il n’y aura personne à défendre ni sauver: je ne veux pas être défendu, et encore moins sauvé.

-« Mr….reconnaissez-vous les faits, avoir engendré Melle… et Mr…, vos deux enfants ? »

-« Oui, Monsieur le Président »

-« Mr…., vos enfants vous en accusent: reconnaissez-vous qu’engendrer un enfant est un acte coupable?»

-« Oui, Monsieur le Président »

-« Un crime ? »

-« Oui, Monsieur le Président »

-« Mr…., plaiderez-vous des circonstances atténuantes ? »

-« Non, Monsieur le Président, aucune »

-« Mr…, bien que vous ne souhaitiez pas vous défendre, souhaitez-vous toutefois ajouter quelques mots pour éclairer le Tribunal sur votre acte? »

-« Oui, Monsieur le Président:

Oui, je souhaite m’expliquer.

Mais ce que je vais dire à la Cour est banal et ne la surprendra pas.

Voilà : comme tout le monde j’ai engendré des enfants.

Oui : comme tout le monde.

Parce qu’on voit autour de soi partout et en tout temps des femmes enceintes, des mères pousser des landaus ou des pères porter des enfants dans leurs bras, des enfants jouer aux sorties des écoles, la jeunesse dans chaque rue, chaque quartier, parce que les animaux, les oiseaux, les insectes, les fleurs elles-mêmes font la même chose, s’accouplent, se reproduisent, font des petits, alors il paraît normal, sain et bien vu de faire pareil - comme on dit : « c’est « la nature »- et anormal, malsain et mal vu de faire autrement.

On ne se pose pas de question, ça va de soi, c’est la norme.

Et, Monsieur le Président, je ne me suis pas posé plus de questions que les autres et j’ai fait des enfants.

Comme tout le monde.

Mais outre cette raison première, j’ai fait des enfants aussi par orgueil et vanité, afin de montrer à ma famille, aux voisins, aux autres mes capacités et celles de ma femme à faire des petits, et pour me rassurer: « Regardez, je sais faire des enfants moi aussi ».

Et pourquoi cacher ou éluder ces possibles : peut- être par faiblesse, dans l’incapacité de lui opposer un refus, ou au contraire pour me valoriser à ses yeux, m’affirmer, asseoir une domination, la soumettre en quelque sorte. Ah ! Toutes ces choses sombres qu’on porte en soi et qui nous font agir !

Sans doute aussi pour meubler le vide qui se creusait petit à petit au sein de notre couple: on s’aime encore, mais chacun sent que ce n’est plus comme autrefois.

Et pour me projeter en eux, en espérant qu’ils vivent et réussissent mieux que moi.

Et puis comme tout le monde j’ai engendré deux enfants pour m’assurer une descendance, par désir inconscient de ne pas définitivement mourir: avec des enfants et des petits enfants autour de soi, il y a une suite sur terre, un avenir, quand arrive le terme de sa vie, le temps où il faut définitivement partir : quoi de plus de terrifiant que le néant ?

Enfin pour donner un plus grand sens et un but à ma vie : savoir pourquoi, pour qui on travaille, on agit,  on gagne de l’argent, on se bat.

Voilà, Monsieur le Président, quelques raisons- les raisons de tout le monde- qui m’ont poussé à faire des enfants.

Mais il y en a une autre, la plus belle sans doute par laquelle je veux terminer : j’ai aussi fait des enfants par amour.

Oui, comme tout le monde, par amour.

Ma femme, je l’ai aimée si fort ! Et  son besoin de maternité était si impérieux !

Alors je lui ai fait deux petits.

Par amour

Ma femme aurait été si malheureuse de ne pas être mère !                                                           

Et par besoin aussi de donner de l’amour à mes enfants et en recevoir d’eux.

Mais, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Jurés, aucune de ces raisons n’est bonne ou suffisante, en soi ni toutes ensemble - et pas davantage la dernière- ni ne sont arguments favorables les plaisirs que mes enfants ont pu tirer et tireront encore à vivre- non, aucune ne m’excuse d’avoir mis au monde deux existences, qui connaîtront- vous le savez- inévitablement les souffrances physiques, morales et sentimentales, et la mort.

Deux vies qui n’auront pas plus de sens que n’en aura la mienne.

De quel droit ai-je fait des enfants?

Mes enfants m’ont demandé quand ils eurent l’âge de le faire: « Papa, pourquoi nous as-tu donné la vie ? » Ils avaient raison de poser cette question, quoi de plus légitime ? Et je n’ai pas eu de bonnes réponses à leur donner ; aujourd’hui je n’en ai toujours pas.

Oui, Monsieur le Président, je suis coupable du crime de paternité dont mes enfants m’accusent.

Entièrement.

Je ne trouve rien qui puisse m’exonérer, me rendre moins responsable.

Et pour cette faute impardonnable je réclame la peine capitale: l’échafaud.

En place publique »

 

Voilà ce que je dirai au Tribunal

Sans crainte. Avec joie et soulagement. Avec un sentiment de délivrance.

Enfin !

 

Oh ! Comme j’espère convaincre le Tribunal, pourvu qu’il me condamne !

Oui, j’éprouve déjà cette joie quand je mettrai mon cou là où il faut, à voir le grand couperet dessus ma tête, et le panier dessous qui l’attend.

 

Merci mes enfants, je suis fier de vous.

Je vous ai faits, et je ne n’aurais pas dû : je n’en avais pas le droit ; vous ne m’avez rien demandé et vous êtes là. J’ai honte de mon acte : si léger, si inconséquent, si prétentieux, si égoïste, si coupable.

Je sais que vous aimez votre père et que vous intentez cette action en justice par amour, parce que votre père la réclamait du plus profond de lui-même. Vous me comblez et me faites le plus beau des cadeaux.

 

Votre père vous aime. Adieu

 

Je vais attendre.

La convocation va arriver bientôt. Je ne prendrai pas de valise, rien.

 

Il est grand temps de payer et de mourir.